Le 29 mai 1916 : discours de Louis Boudenoot

Buste monochrome d'un homme portant une moustache.

"La Nouvelle Chambre" : "Boudenoot". Illustration parue dans "Le Monde moderne", décembre 1898.

Né à Fruges le 2 mai 1855, Louis Boudenoot est élu conseiller général du canton du même nom en 1885. Député du Pas-de-Calais de 1889 à 1901, il devient sénateur à cette date et occupe cette fonction jusqu’en 1922, année de sa mort. En 1919, il devient également vice-président du Sénat.

C’est en tant que sénateur qu’il s’inscrit dans le groupe de l’Union républicaine fondé, comme il le rappelle dans son discours d’investiture à la présidence de cette entité, par Léon Gambetta en février 1871 à l’issue des premières élections législatives de la Troisième République. Ce groupe informel parlementaire, puis sénatorial, rassemblait à son origine les républicains opposés à la signature de la paix avec la Prusse.

Mais à l’heure où le pays est sous le coup de l’état de guerre, Boudenoot souligne l’importance de l’Union sacrée. Dans ce discours rassembleur, bien loin des clivages politiques habituels, il insiste sur le caractère fondamental d’une cohésion dans l’action militaire, économique et financière.

Discours de M. Boudenoot

À la prise en possession de l’Union républicaine du Sénat

Nous avons dans un de nos derniers numéros publié quelques extraits de ce discours. En raison de son importance, nous croyons devoir le donner aujourd’hui "in-extenso".

Mes Chers Collègues,

Je voudrais pouvoir vous exprimer, avec autant de force que je les ressens, les sentiments de gratitude que j’éprouve et les remerciements que je vous dois pour m’avoir appelé à présider le groupe de l’Union républicaine du Sénat.

C’est le plus grand honneur qui me soit échu au cours d’une vie politique déjà longue, et cette récompense de mes travaux parlementaires et des services que je me suis efforcé de rendre à mon pays et à la République m’est précieuse et m’émeut au plus haut degré.

L’Union républicaine a son origine dans le groupe fondé à Versailles, dès les premiers jours de l’Assemblée nationale, sous la direction et l’initiative de Gambetta. Après le vote de la Constitution de 1875 et la division du Parlement en deux Chambres, l’Union républicaine se réforma au Sénat et bientôt elle comptait parmi ses membres une élite de républicains éprouvés, parmi lesquels brillaient les noms de Victor Hugo, Schœlcher, Peyrat, Corbon, Magnien, vieux lutteurs qui avaient dressé en face du Second Empire l’éternelle revendication du Droit et de la Liberté.

Puis ce furent Jean Macé, Testelin, Scheurer-Kessner [ note 1], Jules Ferry, Challemel-Lacour, Émile Deschanel, Waldeck-Rousseau.

Je ne cite que nos illustres morts ; mais, en regardant autour de moi, je vois des anciens premiers ministres ou ambassadeurs et des hommes qui ont occupé les postes les plus élevés de la République et qui se sont trouvés égaux aux hautes fonctions et aux éminentes dignités dont ils ont été revêtus.

Avoir à diriger les délibérations de ce groupe, c’est donc, pour le modeste collègue qui s’adresse à vous aujourd’hui, un très grand, mais en même temps un périlleux honneur.

[…]

L’usage est qu’en installant le bureau nouvellement élu, le président fasse un exposé général de la politique.

Tout en m’y conformant, je n’aurai pas, cette fois, à vous parler de politique intérieure, du programme de notre parti, de ses principes et de ses méthodes d’action, toutes choses que résument d’ailleurs le titre même de notre groupe et l’héritage moral que nous avons recueilli des Gambetta, des Jules Ferry et des Waldeck-Rousseau.

Ce n’est pas l’heure des controverses et des luttes entre les doctrines politiques, économiques et sociales.

Il n’y a en ce moment qu’une seule et unique politique, commune à tous les républicains, commune à tous les Français.

C’est celle de l’Union sacrée, inaugurée dans les inoubliables séances du Sénat et de la Chambre du 4 août 1914 à l’appel du Président de la République ; et cette politique, il faut la suivre et la maintenir jusqu’à la fin de la guerre, c’est-à-dire jusqu’à la victoire complète et définitive, qu’elle contribuera d’ailleurs à rendre et plus sûre et plus prompte.

[…]

Souvenons-nous qu’en nous déclarant une guerre injuste et sauvage, nos ennemis escomptaient nos luttes et nos discordes politiques, dans l’espoir qu’elles affaibliraient et compromettraient notre œuvre de défense nationale. Déçue dans ses prévisions par le magnifique spectacle que, depuis tantôt deux ans, ont donné à l’univers la France et ses représentants, l’Allemagne ̶ on s’en rend compte en lisant les organes officieux de l’empire ̶ n’a pas cependant renoncé à la secrète espérance de voir se briser notre union et renaître des divisions qui diminueraient la force et le moral de la nation française et contribueraient à relever le sien.

Faisons en sorte que cette joie maligne ne lui soit point donnée.

De tous les partis et sur tous les points du territoire, nous l’avons constaté à l’occasion de la session récente des conseils généraux, se sont élevées des voix autorisées, pour rappeler à tous que l’exemple donné dans les tranchées et sur les champs de bataille par nos admirables et héroïques soldats, qui versent leur sang pour la Patrie sans distinction de croyance et d’opinion, commande aux Français de l’intérieur de subordonner leurs compétitions et leurs rivalités, leurs préférences personnelles et leurs vues particulières à l’intérêt suprême de la défense nationale, au salut du Pays.

Res concordiâ crescunt, discordiâ percunt
disaient les anciens Romains.

Songeons-y sans cesse et que tous nos actes, toutes nos paroles, toutes nos pensées soient animés de cette indéfectible esprit de sacrifice et d’entier dévouement à la patrie, qui fait le désespoir de nos ennemis et qui est un des instruments de la victoire. À cet esprit de sacrifice, il nous faut joindre l’esprit de la guerre, c’est-à-dire les efforts vigoureux et persévérants que doit fournir chacun de nous dans le poste ou la fonction que le sort lui a assigné. Ici encore, le souvenir de Gambetta et les prodiges qu’il a réalisés en 1870 ̶ ainsi que le rappelait dimanche dernier aux Jardies son collaborateur au gouvernement de la Défense nationale, M. de Freycinet, ̶ ce souvenir doit nous inspirer et inspirer nos ministres.

Nous leur demandons d’apporter dans leur tâche, si ardue mais si glorieuse, l’activité, l’énergie, le caractère, le génie de la décision et du commandement qu’à su déployer le grand tribun de 1870.

Le Parlement, de son côté, doit apporter au gouvernement une collaboration loyale et sincère, et les grandes commissions de la Chambre et du Sénat n’ont pas manqué à ce devoir. Pour ne parler ici que de la Haute Assemblée, vous savez avec quel zèle, quelle vigilance, quelle passion du bien public la commission sénatoriale de l’armée a accompli depuis vingt mois son œuvre de contrôle et exercé une action stimulante sur nos administrations militaires, contribuant par là grandement à doter nos troupes du matériel et des munitions dont elles étaient insuffisamment pourvues au début de la guerre.

Cet aiguillon quotidien, cette critique réfléchie et bienfaisante sont choses nécessaires. Il faut en user, sans parti pris systématique, mais sans faiblesse et sans relâche, en tenant un juste compte des résultats considérables déjà acquis, mais en répétant, parce que c’est la vérité, qu’il en reste encore davantage à réaliser. Les énormes consommations de munitions et de matériel que l’expérience nous a fait constater démontrent avec une clarté aveuglante que nos fabrications et constructions de guerre doivent encore être largement intensifiées, de manière à fournir à notre armée tous les moyens dont elle a besoin pour vaincre. L’héroïsme de nos soldats, l’habileté et le sang-froid de leurs chefs, les vertus militaires de notre race, l’indomptable volonté de la nation feront le reste.

Ce n’est pas seulement l’action militaire, c’est aussi l’action économique, l’action financière qui doivent être, à l’heure tragique où nous vivons, poussées à leur maximum avec autant d’ordre et de méthode que d’ardeur patriotique.

Dans la lutte gigantesque où notre Patrie et les Nations, ses alliées, qui toutes étaient animées de sentiments pacifiques, ont été jetées, malgré elles, par la volonté criminelle de deux souverains ivres d’orgueil, avec l’assentiment de leurs peuples, avides de butin et de domination, l’enjeu est formidable.

Il s’agit de l’indépendance, de l’existence même de plusieurs nations ; il s’agit aussi de la civilisation, de la liberté du monde, du progrès humain que menace de détruire le flot de la barbarie teutonne.

Aussi la ligne de conduite des peuples que l’Allemagne voudrait asservir est-elle toute tracée, et les déclarations récentes des hommes d’État et d’Italie, d’Angleterre, de Russie et de France nous ont montré qu’elle a été conquise et adoptée.

̶ Il nous faut combattre jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la victoire complète et définitive. […]

Pour atteindre ce but, […] pour conquérir cette paix durable et réparatrice, il faut être aujourd’hui confiants dans notre force autant que dans notre bon droit et nous armer de patience autant que de courage, car de lourds sacrifices nous seront encore imposés. Sachons les accepter virilement : la grandeur et la sublimité du but les valent bien, puisqu’il s’agit de refaire la France intégrale dans une Europe libre, juste, humaine. Pour cela, la génération actuelle aura versé à flots son sang et ses larmes ; mais les générations suivantes la béniront en se livrant, dans la sécurité reconquise, aux œuvres fécondes de la Paix.

Quant à nous, représentants élus de cette France glorieuse et grandie dans l’épreuve, qu’une ambition sainte et désintéressée remplisse nos âmes : celle de contribuer par notre constance et notre labeur indomptables à faire surgir cette paix victorieuse qui libérera les malheureuses régions, que l’infamante violation d’un pays neutre couvrant notre frontière du Nord a permis aux Barbares d’envahir et d’occuper encore aujourd’hui, ainsi que celles arrachées autrefois du sein de notre Patrie.

Je termine, mes chers Collègues, en envoyant le salut de l’Union républicaine du Sénat, et en exprimant notre admiration et notre gratitude infinie, aux armées de la République, aux héros de la Marne, de l‘Yser, de l’Artois, de la Champagne et de Verdun, aux hommes qui de leur sang nous font une plus grande France, aux créateurs de l’Europe de demain.

La France du Nord, lundi 29 et mardi 30 mai 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 16/94.

Notes

[ note 1] Sic pour Scheurer-Kestner.

  • Le 28 mai 2016 à 00h