Le 22 octobre 1916 : discours du sénateur Boudenoot à Montreuil

Lors de la première assemblée générale de l’association la Solidarité, le sénateur Louis Boudenoot donne un nouveau discours rassembleur, insistant sur la mobilisation de tous les Français, notamment pour financer la guerre. Ce n’est pas la première fois qu’il souligne l’importance de l’union. Son discours du 29 mai 1916 portait déjà sur la cohésion militaire, économique et financière.

Il faut dire que l’emprunt représente la part principale dans le financement de la guerre (l’imposition couvre 15 % des ressources et la création monétaire 11 %). À côté d’emprunts extérieurs, l’État organise quatre grandes campagnes entre 1915 et 1918, qui vont toutes obtenir d’excellents résultats. 

Important discours de M. le sénateur Boudenoot à Montreuil 

Une très intéressante réunion s’est tenue dimanche matin dans le salon d’honneur de l’hôtel de ville de Montreuil pour la première assemblée générale de la "Solidarité", excellente association destinée à venir en aide aux prisonniers de guerre nécessiteux de l’arrondissement de Montreuil, fondée il y a un an, à pareille époque.

M. le sénateur Boudenoot présidait, ayant à ses côtés MM. Gellion, sous-préfet président d’honneur ; Wiot, président de l’association ; Morel, député ; Guyot, vice-président du conseil général ; Brebion, de la Corce et Ricquier, conseillers généraux des cantons d’Hesdin, d’Hucqueliers et d’Étaples ; Froissart, Minet Charles et Decréquy, conseillers d’arrondissement des cantons de Montreuil et de Fruges ; le docteur Halette et Dupont, vice-présidents des comités cantonaux du Touquet Paris-Plage, Montreuil, Campagne et Berck.

Après une brillante improvisation de M. Wiot et une allocution très écoutée de M. Gellion, sous-préfet, M. Boudenoot prononça un important discours, consacré tout d’abord à la constatation des nombreux services rendus par l’association tant aux prisonniers de guerre qu’aux familles, aux orphelins, à nos glorieux mutilés etc., etc., ensuite à la situation de la patrie, envisagée surtout au point de vue de la paix et des avantages attendus de l’Emprunt.

Ne pouvant insérer le discours "in extenso" en raison de son étendue, nous allons nous borner à en reproduire cette dernière partie d’un intérêt général et qui présente, avec l’envergure dont l’honorable sénateur est coutumier, des idées aussi judicieuses que pratiques sur ces deux points primordiaux.

Après avoir constaté que si la France aspire après la paix, et veut aussi son indépendance et son honneur, auxquels les hommes et les peuples dignes de vivre sous le ciel sacrifient tout, M. Boudenoot continua en ces termes :

Nous voulons une paix durable, féconde, réparatrice. Pour la conquérir, il faut que, poursuivant jusqu’au bout les avantages que la situation nouvelle créée en 1916 par la coordination des efforts des alliés nous a valus depuis quelques mois, nous remportions enfin la victoire totale d’où sortiront les réparations, les restitutions et les garanties nécessaires.

Par réparations, il faut entendre que les crimes, les pillages, les vols, les incendies, les ruines, que les Allemands et leurs complices ont semés et multipliés partout en Belgique, en France, en Serbie, en Pologne, fassent l’objet d’indemnités complètes payées par eux, en argent ou en nature.

Par restitutions, il faut entendre que les objets, les matières premières, laines, cotons, fers, aciers, charbons, bétail, récoltes, qui ont été enlevés et transportés en Allemagne, soient rendus, surtout que les provinces et les territoires qu’ils ont pris en 1871 et 1815 soient libérés et rentrent dans le sein de la Patrie.

Et qu’on ne nous dise pas que les Allemands vaincus ne pourront pas payer.  ̶  Ils paieront si nous exigeons d’eux ce qu’ils se proposaient d’exiger de nous quand ils se croyaient sûrs de la victoire : (30 à 40 milliards, en sus de leurs annexions de l’embouchure de la Somme aux Vosges). Ils paieront en y mettant de la peine et du temps.

Les économistes allemands n’ont-ils pas évalué la fortune mobilière et immobilière de l’Empire allemand à près de 400 milliards ? L’Allemagne ne possède-t-elle pas des chemins de fer qui sont, chez elle, étatisés et valent environ 23 milliards ;  ̶  et n’a-t-elle pas aussi des mines fiscales à grand rendement et, dans chaque État, des propriétés domaniales étendues ?  ̶ 

Tout cela peut payer et aussi les économies sur les dépenses militaires que je suppose bien qu’on réduira de force, en même temps que le militarisme prussien.

Par garanties enfin, il faut que toutes les précautions soient prises pour que les réparations et restitutions dont je viens de parler s’effectuent, les unes immédiatement, les autres progressivement et sans possibilité qu’on déchire à nouveau les traités comme des chiffons de papier ; et surtout que tout soit fait pour que l’Allemagne, la Prusse en tête, ne puisse pas entreprendre de nouvelles guerres.

Car enfin, écoutez ce que disait, il y a quinze jours, M. Lloyd George, le ministre de la Guerre de la Grande-Bretagne, après une visite au front anglais.

"Les souffrances, les douleurs augmentent chez nous. Quant à la zone de guerre, son horreur est indescriptible. Je reviens du champ de bataille de France et je me suis cru transporté en enfer pendant que je surveillais des myriades d’hommes allant à la fournaise. J’en ai vu revenir mutilés et méconnaissables.
Cet effroyable choc ne doit plus se reproduire sur terre. Le seul moyen d’en finir est d’infliger à ceux qui ont perpétré cet outrage contre l’humanité une punition telle que la tentation de renouveler leurs exploits soit une fois pour toutes éliminée du cœur des gouvernants d’esprit perverti."

Eh bien ! il ne faut plus que cet horrible choc se reproduise, M. Lloyd George a raison ; et pour cela il nous faut tenir jusqu’au bout et vaincre totalement. Certes, nous pouvons compter, pour vaincre, sur la valeur de nos chefs et sur l’héroïsme de nos soldats, au premier rang desquels se placent les enfants de notre Artois.  ̶  Ils viennent de s’y montrer encore, nos gars du 110ième et du 73ième, nos hommes du 1er corps, qui il y a quinze jours, ont enlevé Combles et Bouchavesne et ont jeté d’immortels rayons de gloire sur les plis de nos drapeaux. Mais ce n’est pas seulement chez nos soldats et au front que s’élabore la victoire : elle s’élabore aussi à l’arrière, au milieu de nous et par nous ! Ici, il faut que tous les citoyens, hommes, femmes, enfants, se raidissent contre la destinée et la dominent, entretiennent le courage et la confiance, s’arment de patience, élèvent leur moral et se fortifient les uns les autres dans l’espérance, que dis-je, dans la certitude du triomphe de la Patrie.

Voilà d’abord pour le moral ! Et puis, au point de vue matériel, il ne faut pas oublier que cette guerre entraîne d’énormes sacrifices d’argent, dont le chiffre dépasse toutes les prévisions ; parce que c’est une guerre où, précisément pour économiser ce qu’il y a de plus précieux, la vie des hommes, l’on doit faire une effroyable et gigantesque dépense de balles, d’obus, de munitions, de canons, d’avions, d’engins de guerre de toute sorte.

On l’a dit avec raison : tout obus fabriqué c’est un homme sauvé !

Et bien ! le devoir de tous les Français, riches ou pauvres, et c’est en même temps leur intérêt,  ̶  le devoir de tous en temps de guerre est d’économiser le plus possible et de porter ensuite leurs économies au trésor public sous forme de bons ou obligations de la Défense nationale, et c’est aujourd’hui de participer à l’Emprunt national dans la plus large mesure possible.

N’embusquez pas vos capitaux, quels qu’ils soient, petits ou grands : ce serait un crime et une faute comme ceux qu’on reproche justement aux embusqués de l’avant ou de l’arrière.

C’est un économiste même qui le dit, l’écrit et le répète avec éloquence, M. Neymarck [ note 1].

"N’embusquez pas vos capitaux, quand tous ceux que nous aimons, quand nos fils, nos parents, nos amis, nos alliés sont sur le front, risquent leur vie, défendent notre foyer, notre vie, notre fortune, nos biens, le pays tout entier et, au-dessus même de la vie, ces grands biens inestimables, la Patrie, le Droit, la Liberté, la Civilisation, l’Humanité !"

À ce point de vue, et c’est la souscription à l’Emprunt actuellement ouverte qui m’amène à tenir publiquement ce langage, à ce point de vue, dites-vous bien les uns aux autres et répétez autour de vous qu’il y a des devoirs impérieux d’une clarté et d’une netteté saisissantes qui s’imposent à tous, et que le même économiste a fort bien définis.

Il faut souscrire à l’Emprunt  ̶  comme en d’autre temps, prendre des bons ou des obligations de la Défense nationale ;

Il faut échanger l’or que l’on possède contre des titres de l’emprunt ;

Il faut prêter à l’État des titres de pays neutres que l’on peut posséder ;

Il faut payer tous les impôts que l’on doit, même par anticipation, pour augmenter toujours les recettes et les disponibilités du Trésor ;

Il ne faut pas "ruser" avec le fisc ; "essayer" de payer moins que ce qu’on lui doit ;

Il ne faut pas thésauriser, en mettant de côté, dans un tiroir ou une caisse et en retirant ainsi de la circulation l’or, l’argent, les billets de banque, la menue monnaie d’argent, le billon ;

Thésauriser ne profite à personne et nuit à tout le pays. 

Tout cela a été d’autre part résumé en quelques lignes lapidaires par notre grand historien M. Lavisse [ note 2] et je vous les lis :

"Considérons tout à la fois notre honneur et notre intérêt qui, de point en point, concordent.
Notre intérêt : comment pourrions-nous relever nos ruines, supporter nos charges, reprendre notre vie, faire vivre notre peuple, rémunérer le travail de nos paysans et de nos  ouvriers, si nous n’y sommes aidés par une paix compensatrice et vengeresse, après la totale victoire ?
Notre honneur : comment paierions-nous nos dettes sacrées aux victimes de la guerre, aux infirmes, aux veuves, aux orphelins, sans la totale victoire ?
Notre honneur : nous ne pouvons consentir à descendre du haut piédestal où nous a portés l’héroïsme de nos soldats ; le monde attend de nous la totale victoire".

Notre intérêt et notre honneur ; les crimes allemands ne peuvent être punis, la justice ne peut être vengée, le droit ne peut être restauré, la liberté des peuples ne peut être assurée, l’humanité ne peut recouvrer sa respiration libre sans la totale victoire.

Or, pour la totale victoire, nous avons le courage de nos soldats, mais il faut des armes, encore et toujours des armes !

Par conséquent, de l’argent.

Il faut donc souscrire à l’Emprunt pour toutes ces raisons, et aussi pour hâter la fin de la guerre. Car l’argent, c’est du temps peut-on dire en renversant les termes du proverbe usuel.

Apporter à la France, l’argent qu’elle nous demande de lui prêter, c’est gagner du temps sur la guerre, puisque c’est permettre de fournir aux armées, avec toute l’abondance désirable, le matériel et les munitions qui assureront la victoire.

C’est abréger la durée de l’épreuve, c’est sauver des milliers et des milliers de vies humaines.

Il faut donc souscrire à l’emprunt de la délivrance et de la victoire.

La France du Nord, mercredi 25 octobre 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 16/95.

Notes

[ note 1] Alfred Neymarck (1848-1921) est un homme de lettres, ancien président de la Société de statistique de Paris (en 1898). Il a également été directeur du journal Le Rentier.

[ note 2] Ernest Lavisse (1842-1922) est un historien français. Il est notamment connu pour avoir dirigé la publication des célèbres ouvrages collectifs éponymes : Histoire de France illustrée depuis les origines jusqu’à la Révolution, 1900-1912, et l’Histoire contemporaine de la France, 1920-1922.

  • Le 21 octobre 2016 à 00h
Buste monochrome d'un homme portant une moustache.

"La Nouvelle Chambre" : "Boudenoot". Illustration parue dans "Le Monde moderne", décembre 1898.