Journal intime

Œuvre de fiction produite dans le cadre de l'option Littérature et société

Publié le 1 août 2011
Document judiciaire portant l'en-tête "Réquisitoire définitif". En-dessous le texte suivant : "Le Procureur de la République près le Tribunal de première instance de l'arrondissement de Béthune, soussigné, Vu les pièces de la procédure criminelle suivie contre le nommé Mesmaque (Louis, Henri, Joseph), âgé de 17 ans, étant né à Bourelinghem le 11 avril 1886 de Henri et Émilia Petitpas, ouvrier mineur, demeurant à Harnes, inculpé d'assassinat (détenu). Attendu que de l'information il est résulté contre le dit Mesmaque des charges suffisantes d'avoir, à Harnes, le 10 février 1904, volontairement donné la mort à Mme Barré Louise, femme Devauchelle, avec cette circonstance que le dit homicide volontaire a été commis avec préméditation".

Réquisitoire du procureur du tribunal de Béthune à l'encontre de Louis Mesmaque, 10 février 1904. Archives départementales du Pas-de-Calais, 2 U 123.

5 avril 1901.

Je n’ai pas beaucoup de temps pour moi en ce moment, avec les préparations de la mi-Carême. J’attends cette fête pour me détendre avec mes amis et oublier le travail. D’ailleurs je me suis fait surprendre au travail avec une bouteille d’alcool, du vin. J’ai frôlé le renvoi, mais je m’en suis bien sorti.

15 avril 1901, lendemain de la mi-Carême.

Hier, à la fête de la mi-Carême, j’ai rencontré une femme. C’est Madame Duvauchelle. Elle est mariée, ce qui ne la rend pas moins séduisante. Nous avons parlé, dansé et bu toute la nuit. Son mari était ivre et discutait avec Monsieur Bailliez. J’ai donc tenu compagnie à cette femme, elle est très intéressante et très jolie et elle semble m’apprécier aussi. J’espère la revoir prochainement.

20 mai 1901.

J’ai revu Madame Duvauchelle, par pur hasard. Je l’ai croisée sur le marché, je voulais m’acheter des légumes, et je l’ai aidée à porter ses sacs jusqu’à ce qu’elle retrouve son mari. Nous avons alors peu discuté, j’ai dit devoir m’en aller au théâtre. Comme si c’était mon genre.

18 juin 1901.

Encore une fois, j’ai croisé Madame Duvauchelle. Sur le marché. En fait, j’y vais tous les dimanches dans l’espoir de la voir. Nous avons longuement discuté et cette fois son mari n’était pas avec elle. Elle m’a proposé de venir boire un café, j’ai refusé. J’ai l’intention de la faire attendre.

14 juillet 1901.

Aujourd’hui, c’est la fête nationale, une fanfare défile dans les rues. J’étais avec quelques amis d’enfance. Le soir il y a eu un joli feu d’artifice. Il y avait énormément d’alcool, j’ai bu toute la nuit. Je n’étais évidemment pas dans mon état normal et j’ai flirté avec diverses femmes faciles. Enfin, ça a été plus loin que ça. À cause de l’alcool, bien sûr.

16 juillet 1901.

Je reprends le travail et cela ne me plaît pas beaucoup. Un homme est décédé, j’en suis profondément attristé car il était fort gentil. Je vais aller à son enterrement.

12 août 1901.

Madame Duvauchelle est partie voir ses parents dans le sud de la France, normalement elle y reste deux semaines. Deux semaines…

23 septembre 1901.

Madame Duvauchelle est restée six semaines en vacances. On dirait qu’elle me fuit. Pourtant il n’y a que des regards et des propos polis entre nous. Mais je sens qu’il y a plus que cela. Je déteste la savoir avec son mari.

19 octobre 1901.

Je ne sais pas ce qu’il se passe. Je ne la croise plus nulle part, même pas au marché. J’y vais pourtant le mercredi, le samedi ainsi que le dimanche, juste dans l’espoir de la revoir. Cela fait vraiment trop longtemps que je ne lui ai pas parlé. Je ne l’ai même pas aperçue. Elle m’évite, j’en suis persuadé. Je suis allé jusqu’à l’attendre près du marchand de carottes. C’est son légume préféré. Je n’ai croisé que sa voisine.

5 décembre 1901.

J’ai revu Madame Duvauchelle. Elle m’a invité à célébrer Noël chez elle, avec son mari et quelques amis proches. Je ne lui ai pas répondu tout de suite, je préfère la faire attendre avant de donner ma réponse. Ce n’est pas commun, un homme qui fait patienter une femme, mais je n’aime pas les choses trop simples. Je lui ai dit avoir reçu plusieurs propositions et qu’il me fallait réfléchir. Si elle savait…

J’ai pensé à lui offrir un cadeau, mais je ne sais pas lequel choisir.

15 décembre 1901.

J’ai croisé Madame Duvauchelle sur le marché de Noël, dans l’après-midi. Je lui ai annoncé que j’allais venir chez elle pour Noël. Elle m’a souri, elle avait l’air heureuse de ma décision. Elle a un sourire ravissant, magnifique même. J’ai parlé quelques minutes avec elle, pas plus. Elle devait rejoindre son mari… J’avoue être jaloux de cet homme. Sinon, je lui ai acheté un présent, une superbe parure du marché, elle n’était pas très chère donc j’ai pu me permettre de sauter sur l’occasion.

23 décembre 1901, veille du réveillon.

Demain, ce sera le repas chez elle. J’ai hâte de la voir et j’espère que le cadeau lui plaira. Je pense à elle en ce moment même. En fait, j’y pense sans arrêt.

26 décembre 1901.

Comme prévu, je suis allé chez les Duvauchelle avant-hier pour le réveillon et pour le repas de Noël. J’y suis arrivé vers 19 heures, il y avait déjà un couple d’amis qui parlaient avec Monsieur Duvauchelle. Après m’être présenté, je suis naturellement allé voir Madame et je lui ai offert mon cadeau. Elle a été très touchée, cela lui a vraiment fait plaisir. Ensuite, les autres invités sont arrivés. Nous étions huit en tout : Les Duvauchelle, un couple d’amis, moi-même, une amie proche ainsi que les parents de Monsieur. Ceux de Madame n’ont pu se déplacer à cause de la neige. Nous avons bien mangé et bien bu pour certains, surtout Monsieur Duvauchelle, son ami Monsieur Bailliez et Mademoiselle Gisèle. Pour ma part, j’ai beaucoup parlé avec Madame Duvauchelle, qui m’a avoué avoir quelques difficultés avec son mari. Je n’ai pas montré le bonheur que me causait cette révélation.

En fin de soirée, elle m’a donné un baiser sous le gui, c’était plus qu’agréable… Elle était un peu triste, déboussolée à cause de son mari, elle s’est confiée à moi. Puis on s’est regardé dans les yeux sans dire un mot, je me suis approché d’elle et je l’ai embrassée. Elle avait l’air intimidée. Je lui ai proposé qu’on célèbre la nouvelle année ensemble, elle a accepté presque sans hésiter.

3 janvier 1902.

Une nouvelle année commence, je pense qu’elle s’annonce bien. Je souhaite passer de bons moments avec Madame Duvauchelle. La dernière fois que nous nous sommes vus, au repas du nouvel an, c’était à nouveau une excellente soirée. Rien de spécial ne s’est passé entre elle et moi, mais je pense qu’elle n’oublie pas ce qu’il s’est passé à Noël. Cette fois-ci, son mari n’était pas ivre, mais je pense qu’un verre de plus aurait suffit.

14 février 1902.

Aujourd’hui, c’est la Saint Valentin. J’aurais aimé passer cette soirée en compagnie de Madame Duvauchelle, mais elle la fête avec son mari. Évidemment ! Il passe en premier. Mais nous nous sommes tout de même vus aujourd’hui, nous avons passé la matinée ensemble. Elle m’a emmené dans un parc, près de la ville, où il y a un lac. C’est un très joli endroit. Ensuite je l’ai invitée à manger dans un restaurant, j’avais économisé pour l’occasion. Ensuite, vers 14 heures, elle a dû partir rejoindre son mari. Il finit son travail à 14h30, elle a donc dû se presser.

1er mars 1902.

Madame Duvauchelle et moi passons réellement de très bons moments ensemble. Demain nous allons nous revoir, dans un endroit isolé du parc.

3 mars 1902.

J’apprécie de plus en plus nos rendez-vous. Souvent, nous nous allongeons dans l’herbe, elle contre moi. Il lui arrive souvent de s’endormir, parfois en pleine conversation… Il y a une bonne affinité entre nous, je suis sûr que nous pourrions être ensemble. Officiellement. Parfois, je m’imagine qu’il arrive quelque chose de grave à son mari. Il me suffirait de patienter quelques mois, et nous pourrions être ensemble, je pourrais rencontrer ses amies, elle rencontrerait mes parents.

7 mars 1902.

C’est officiel. Je veux vivre avec elle. Je veux la voir tous les jours, passer toutes mes nuits avec elle. Anna-Rose Duvauchelle. Hier, son mari étant absent toute la semaine pour son travail, il n’a pas passé la nuit chez lui. Rose est donc venue me proposer de dîner avec elle. J’ai évidemment accepté et je ne l’ai pas regretté. Elle m’avait préparé un vrai dîner aux chandelles, le repas était excellent. Après avoir bu quelques verres de vin rouge, nous sommes montés. Nous avons passé notre première nuit ensemble...

11 mars 1902.

Rose et moi-même avons, de nouveau, passé la journée et la nuit ensemble. Je suis rentré chez moi ce matin. Je suis heureux. Il reste un détail, son mari... Je ne sais pas si elle compte le quitter, mais je ne pense pas, du moins pour le moment. C’est très mal vu, une femme qui quitte son mari. Mais si elle lui annonce avoir une liaison avec moi, elle passerait pour une traînée.

13 mars 1902.

Son mari est rentré. Nous allons devoir nous cacher, être plus discrets. D’ailleurs c’est maintenant à mon tour de partir, pour le travail également. J’ai trouvé un nouvel emploi, un peu mieux payé. Je dois donc m’absenter trois longs mois. Pour que je ne l’oublie pas, (comme si je le pouvais !), Rose m’a donné une mèche de ses cheveux dans une petite tabatière. Elle me manquera, énormément.

7 avril 1902.

Voilà, cela fait presque un mois que je suis parti. Elle me manque. Le travail que j’ai trouvé n’est pas très agréable, mais comme je le pensais il est mieux payé que l’ancien. Il faut donc que je m’accroche, puis je pourrai rentrer chez moi, avec Rose.

20 avril 1902.

Je viens de me réveiller avec un horrible mal de crâne. J’ai beaucoup bu la veille, j’ai rencontré beaucoup de personnes, dont de jolies femmes. Mais j’aime Rose, donc je me suis contenté de boire. Voilà où cela m’a mené : j’ai régurgité mon repas toute la nuit. J’ai des courbatures. Et je suis en retard pour le travail. La semaine commence mal !

16 juin 1902.

Je suis rentré il y a deux jours. La première chose que j’ai faite est d’aller errer près de sa maison. Son mari à peine sorti, je suis entré. Nous avons passé l’après-midi chez elle, dans sa chambre. Mais après, elle avait l’air mal. Je n’ai pas compris pourquoi, et à mes questions, elle a répondu comme si de rien n’était. Il y a quelque chose, j’en suis sûr. Elle était étrange.

25 juin 1902.

Voilà, je sais ce qui la tracassait tant. Elle veut tout arrêter. Nous deux. Par respect pour son mari, pour elle, pour moi,… Je me fiche du respect ! Je reviens de l’épicerie, je suis allé acheter des bouteilles de vin. J’en ai ouvert une et je vais la boire. Seul.

15 juillet 1902.

Je me rappelle du 14 juillet de l’an dernier. J’étais seul, avec des amis, je buvais beaucoup sans me préoccuper de rien … Et surtout, je flirtais énormément ! Je passais de femmes en femmes. Et cette année… J’étais de nouveau seul, avec quelques "amis" dont je ne suis pas proche, j’ai bu. Plus que l’année dernière, je ne savais pas que c’était possible ! Et puis Rose… Nous nous sommes croisés, et je pourrais jurer qu’un regard nous a suffit pour nous comprendre. Nous nous sommes retrouvés en quelques minutes derrière un moulin, nous avons encore une fois passé la nuit ensemble.

8 août 1902.

Je vais voir Rose tout à l’heure, elle vient à la maison. Je vais bien nettoyer, je ne veux pas qu’elle me prenne pour un homme qui se néglige. Je veux qu’elle ait une bonne image de moi, même si je pense que c’est déjà le cas.

Rose vient de partir, elle n’est pas restée longtemps. Nous avons fait l’amour, je voulais lui offrir un verre, mais elle a aperçu une pile de bouteilles vides. Mes bouteilles. Elle l’a mal pris, elle a dit qu’il fallait qu’on arrête. Je lui ai rétorqué qu’on avait déjà essayé, et elle est rentrée chez elle.

24 août 1902.

C’est infernal. Nous ne faisons que nous disputer. A chaque fois, elle décide de ne plus me voir. Puis elle revient. Toujours. Cette fois, le sujet de dispute est son mari. Je lui ai dit que j’étais jaloux et elle est s’est énervée en disant qu’elle le respectait beaucoup, qu’une femme quittant son mari, surtout pour un autre homme, était fort mal vue. Elle est donc repartie, claquant la porte. Je commence à en avoir assez de ses crises de nerfs. "Peu importe si nous sommes mal vus, nous pourrions partir !", voilà ce que je lui ai dit. Elle n’a rien répliqué. Je suis donc allé au bar, et je me suis laissé aller. Une femme m’a séduite, je l’ai amenée chez moi. Rose reste avec son mari, j’ai alors décidé de profiter à mon tour avec d’autres femmes. Donnant, donnant.

15 septembre 1902.

Cette femme me tue. Elle me brise le cœur. Elle me donne envie de la tuer. J’ai bien cru que j’allais le faire, aujourd’hui ! J’étais mal en point à cause de l’alcool, et je lui ai parlé des femmes avec qui j’avais eu une aventure derrière son dos. Elle est devenue folle, je les ai insultés, elle et son mari. Elle m’a giflé. Je l’ai poussée, et je suis parti. Je ne pensais qu’à une chose : ma main serrant son cou.

19 octobre 1902.

Hier soir, je suis sorti au bar. J’ai été séduit par deux femmes, fort attirantes, qui prenaient quelques verres. Je les ai abordées pour leur en offrir d’autres et boire en leur compagnie. Je les ai emmenées chez moi …

Chose moins bonne, en sortant du bar, j’ai croisé Monsieur Duvauchelle qui m’a bousculé sans le faire exprès. Je me suis jeté dessus et je l’ai frappé. Puis je suis parti avant que quelqu’un ne le découvre. Je me demande comment réagira Rose en l’apprenant…

9 novembre 1902.

Rose est venue me voir récemment, elle m’a reproché d’avoir porté la main sur son mari. Nous avons encore une fois couché ensemble et, évidemment, alors que je la raccompagnais à la porte, la conversation a de nouveau porté sur "Monsieur Duvauchelle". Je ne sais pas ce qu’il m’a pris, mais je l’ai frappée. Pas fort, juste une gifle… Et cela m’a soulagé, sur le coup. Comme si, en la frappant, je lui expliquais clairement tout ce qu’il se passait dans ma tête, mes sentiments et mes ressentis. Elle a pleuré puis s’est sauvée.

24 décembre 1902.

C’est le soir de Noël. Je suis seul : avec les derniers événements, les Duvauchelle ne m’ont pas réinvité. Je suis donc là, sur mon canapé, à écrire dans ce foutu journal et à enchaîner les verres de cognac. Car oui, j’ai déjà vidé ma bouteille de champagne. Je suis donc passé au cognac. C’est lamentable. Et puis, le bar est fermé ce soir. Je me suis promené tout à l’heure, je n’ai pas croisé de femmes. Dommage.

6 janvier 1903.

J’ai croisé Rose au marché, nous ne nous sommes pas adressé la parole. Tant pis. Mais je ne dois pas me mentir à moi-même, je l’aime. Peut être que je n’aurais jamais dû la rencontrer, mais d’un autre côté, cette idée me semble plus douloureuse encore.

27 janvier 1903.

Rose est venue me rendre visite, elle m’a confié s’être disputée avec son mari, elle pleurait. On a parlé, bu un thé ; apparemment, je lui ai été d’un grand réconfort. J’ai l’impression que c’est quand elle veut, qu’elle vient me voir quand elle en marre de son mari. Mais c’est si dur de résister à la tentation : comment résister à une personne que l’on aime autant ?

15 février 1903.

Jusqu’ici tout va bien avec Rose, je suis heureux de la retrouver, mais qui peut savoir si cela durera, si ses crises et ses remords ne recommenceront pas ? Je ne devrais pas penser à ça, mais profiter du temps présent.

04 mars 1903.

Aujourd’hui, Rose m’a dit qu’elle avait peur que son mari n’apprenne notre liaison. La dernière fois, au marché, nous nous sommes croisés et elle m’a souri, son mari l’a vu et le lui a reproché, par rapport à notre "bagarre". Il ne veut plus du tout me voir et refuse également que Rose me voit d’ailleurs, mais bien sûr nous enfreignons la règle.

9 mars 1903.

La peur de Rose l’a emportée, elle veut continuer à me voir, mais moins. J’ai quelquefois comme des pulsions, puis mes poings se serrent, je me retiens.

12 avril 1903.

Rose jongle. Une fois elle me désire, une fois elle me rejette. J’en ai vraiment ma claque. Combien de temps va-t-elle continuer ainsi ?! Cette fois, elle m’a reproché de boire. J’étais légèrement ivre quand elle est venue me voir cet après-midi. Je lui ai mis une gifle, une deuxième fois. Je lui ai conseillé de partir.

16 mai 1903.

Je crois que j’ai fait une erreur, une énorme erreur… Mais qu’est-ce-que je suis en train de dire ? À ce stade, ce n’est plus une erreur, c’est… c’est… je ne trouve pas de mot. Cet après-midi, chez moi, c’était la fois de trop. Rose est venue me voir. Rose est venue me voir pour me dire que c’était définitivement fini, que notre liaison devait prendre fin, une fois pour toute. Je me suis emporté, nous nous sommes disputés comme jamais. Puis... puis est arrivé le moment. J’ai saisi un couteau et je l’ai égorgée. J’ai égorgé Rose ! Elle est morte. Quand je me suis rendu compte de mon acte, je suis resté immobile, j’ai laissé tomber le couteau, j’ai tourné en rond dans la pièce, et j’ai fini par m’enfuir. J’ai commis un meurtre, le meurtre de la femme que j’aimais le plus au monde.