L’affaire Dauchez

Œuvre de fiction produite dans le cadre de l'option Littérature et société

– Camille se faisait arrêter sous mes yeux horrifiés. Des hommes du comité de sûreté générale avaient attrapé mon frère après avoir fracassé la porte.

– Bon sang ! Dis-leur donc que je suis blanc comme neige ! s’écria avec rage Camille, à l’intention de mon père.
– Pourquoi leur dirais-je cela alors que la vérité est toute autre ? Tes idioties auraient pu nous coûter la vie. N’as-tu donc pas honte ? Veux-tu, en plus, tuer le reste de ta famille ? Tu me déshonores, tu nous déshonores. Jamais je n’aurais cru un membre de ma famille capable d’une telle abomination. Mon dieu, que j’ai honte ! Emmenez-le. Je ne veux plus jamais le revoir, répliqua mon père d’un ton froid, sans même accorder un regard à mon frère.

Camille tenta désespérément d’échapper à la force exercée par les hommes chargés de son arrestation, mais ce fut en vain. Il mordit l’un des deux gardes qui hurla de douleur et relâcha par la même occasion la pression de son bras sur le torse de mon frère. Ce dernier s’approcha vivement de notre père, le regard empreint de haine. Les hommes le rattrapèrent alors et l’un d’eux lui assena un violent coup sur le crâne. Les yeux de Camille s’emplirent de larmes puis il tomba à genoux dans un gémissement de douleur.
L’image de mon frère, écroulé sur le sol, disparut peu à peu, devenant de plus en plus trouble.

Je me réveillai en sursaut, couvert de sueur. Une fois encore, j’avais fait cet horrible cauchemar qui hantait mes nuits depuis désormais un an, et qui faisait resurgir ce passé douloureux. Chaque nuit, je revivais cette fameuse scène de 1792 pendant laquelle mon frère s'était fait arrêter… la dernière fois, aussi, où je l'avais vu vivant.

Depuis mon enfance, je vouais une forte admiration à mon aîné. Nous avions grandi dans une famille de royalistes, et cela lui avait coûté la vie. Après la chute de la monarchie, les montagnards avaient pris le pouvoir. Le comité de Salut Public et le comité de Sûreté Générale avaient rapidement été mis en place. Ce dernier était chargé d'arrêter les "suspects", c'est-à-dire toute personne qui, par ses faits ou propos, pouvait être considérée comme ayant des opinions allant contre les idées révolutionnaires. Contrairement au reste de la famille qui craignait pour sa vie, mon frère ne tenta pas de dissimuler ses idées royalistes. Il était fier de montrer qu'il haïssait les révolutionnaires et soutenait la monarchie, tout en sachant qu'il en allait de sa vie. Je ne sais quel fait lui avait été exactement reproché, ni qui l'avait dénoncé.

Quoiqu'il en soit, par sa faute, toute la famille était menacée de mort depuis ce soir-là. Si Camille était suspecté d'être royaliste, alors il en allait probablement de même pour les autres Dauchez. En voyant les hommes du comité de Sûreté Générale pénétrer chez nous, père décida donc de leur livrer Camille et de feindre de soutenir la République. Ainsi, en nous faisant passer pour des Républicains et en humiliant son fils, il tentait de protéger le reste de la famille. Sa mise en scène avait peu de chances de fonctionner, et pourtant, cela avait réussi. Même si les gardes paraissaient douteux, ils n'embarquèrent que mon frère, en menaçant tout de même de nous garder à l'oeil. Cependant, cela ne fit pas évoluer mes idées ; ce soir-là, je pris la décision de rester, pour toujours, fidèle au Roi.

Je me levai précipitamment de mon lit et rejoignis ma famille, attablée dans la salle où nous prenions nos repas. Ma mère se retourna vers moi en m’entendant arriver et me vit pâle et chancelant dans l’entrebâillement de la porte.

– Encore ce cauchemar ? demanda-t-elle machinalement en comprenant que ma nuit avait été une fois de plus agitée.
Je ne pris pas la peine de répondre.

Je m’installai à table et pris ma tête entre mes mains, épuisé suite à mes nuits mouvementées. Je réfléchis brièvement puis décidai de discuter avec ma famille de mes intentions.

– La Réquisition va bientôt venir chercher des hommes. Je ne veux pas en faire partie, n’ayant pas les mêmes idées qu’eux. Ces hommes ne sont que des ennemis pour moi. Ils ont tué le roi, détruit la monarchie, trahi Dieu ! Comment pourrais-je vivre avec ces traîtres sans sentir le besoin absolu de me venger ?
– Pourquoi as-tu la profonde certitude que tu feras partie de la Réquisition ?
– Ils choisissent des hommes forts, avec un bon mental, capables de se battre et de tuer pour la nation. Regarde comment je suis bâti. Etant jeune, je les intéresse d’autant plus. Je suis persuadé qu’ils viendront bientôt taper à notre porte pour me demander de les suivre. En aucun cas je ne veux faire partie de ce cercle de scélérats.
– Qui te parle d’en faire partie quand on peut faire bien mieux ? dit mon père, un sourire malsain au coin des lèvres. Il se tut un instant, puis reprit :
– Une vengeance ne devrait pas faire de mal à ces bons à rien.
– Que veux-tu dire par là ? lui demandai-je alors.
– J’entends par là que tu devrais en profiter pour venger la mort de ton frère, ainsi que celle du Roi.

J’arrêtai mon père en secouant la tête avec un geste d’impatience.
– Je compte éviter cette Réquisition, je ne veux pas avoir l’air de sympathiser avec les hommes responsables de la mort de mon frère et qui soutiennent cette maudite République. Je ne veux pas me venger, je veux fanatiser le peuple, je veux qu’il vénère un Roi. La Nation se soulèvera contre ces hommes qui ont osé remettre en cause la royauté, le roi et donc le choix de Dieu. Ils se rebelleront contre ces hommes qui ont détruit notre famille.
– Alors, si jamais tu es désigné pour aller te battre, nous te garderons et tu feindras la maladie. Et lorsqu’ils seront passés et auront constaté ton incapacité à participer à leurs actions, tu fuiras et accomplira ton devoir, mon fils.

Quelques jours plus tard, nous entendîmes des coups retentissant contre la porte. Il s’agissait du comité de Sûreté Générale. Mes parents tentèrent de retenir aussi longtemps que possible les gardes afin que mes sœurs puissent mettre en scène mon agonie. Lorsqu’elles eurent terminé, je perçus depuis le lit où j’étais couché des voix masculines annonçant à mes parents que j’étais effectivement concerné par la Réquisition. Mère leur répondit quelque chose que je ne pus discerner, puis des bruits de pas se rapprochèrent de ma chambre.

– Son état de santé s’est dégradé ces derniers temps, annonça ma mère aux officiers en les invitant à entrer dans ma chambre. Regardez comme il est pâle… Les médecins ne parviennent pas à le guérir, ils disent même …

Sa voix se brisa. Elle ne put terminer sa phrase et feignit un sanglot. Ce fut mon père qui poursuivit :
– Ils pensent que ses jours sont comptés. Qui plus est, nous n’avons pas les moyens de financer son rétablissement. Il n’est donc clairement pas possible qu’il vous suive pour le moment. Lorsqu’il sera sur pied, s’il l’est, nous vous préviendrons, et c’est avec plaisir qu’il vous rejoindra.

L’un des officiers s’approcha de moi, inspectant mon état.
– En effet, il n’est pas beau à voir, répliqua le vieil homme en grimaçant. De quoi souffre-t-il ?
– Il s’agit là d’une grave infection, mais nous n’en savons pas plus.

L'officier se tourna vers son collaborateur. Ils échangèrent un hochement de tête.
– Bien. Dans ce cas, nous vous enverrons quelqu'un dans quelques jours. Mesdames, Monsieur, conclut froidement celui qui m’avait examiné en faisant une révérence.

Ils nous jetèrent un regard glacial avant de tourner les talons. Lorsqu’ils furent sortis, ma mère se précipita dans la cuisine et revint en s’exclamant, soulagée et radieuse :
– Ils sont partis !

Je souris alors fièrement. Ces hommes étaient si faibles et si insignifiants qu’ils pouvaient se faire berner bien facilement. Tout compte fait, il serait bien plus facile de parvenir à mes fins que je ne le pensais…
Je me redressai et passai un peu d'eau fraîche sur mon visage afin d'éliminer le blanc de céruse que mes sœurs avaient utilisé de sorte à me donner un teint blafard. Elles avaient également trempé mes draps, mon front ainsi que mes vêtements afin de simuler une forte fièvre. Bien que nous nous attendions au contraire, nous avions réussi à tromper les officiers !

Mais la satisfaction fut de courte durée : je songeai qu'ils reviendraient bientôt, et cette fois, je n'aurais plus de raison d'échapper à la Réquisition.
– Je dois fuir, décidai-je en me levant et en retirant l'habit mouillé que je portais.
– Ils te retrouveront, Pierre-Joseph, sois en sûr. Et il t'arrivera alors la même chose qu'à Camille ! s'écria l'une de mes sœurs.
– Je t'interdis de prononcer son nom ! tonna mon père. J'ai en tête une autre solution. Tu iras te cacher dans le trou qui se trouve dans le jardin. Chaque jour, nous t'apporterons de quoi vivre. Je leur dirai que tu as fui. Ils penseront à te chercher partout, sauf à cet endroit, j'en suis persuadé. Il est bien trop discret et répugnant. On y mettrait des animaux, mais certainement pas un être humain.

La proposition me parut intéressante : je suivis le conseil de mon père et décidai de vivre pour quelques temps dans le "trou", un petit creux lugubre et malpropre qui se situait dans une grange, au fond du jardin. J'y installai quelques vivres tels qu'un drap et une bougie. Mes conditions de vie allaient être difficiles pendant quelques semaines, mais je n'avais d'autre solution pour échapper à la Réquisition. Dès les premiers jours, l'ennui apparut, bien que ma famille venait me rendre visite, en particulier pour m'apporter de quoi me nourrir.

Je me mis alors à réfléchir longuement et une idée me vint à l’esprit. La monarchie devait être rétablie en France ; le règne d'un Roi venait du choix de Dieu, nous ne pouvions le trahir ainsi ! Si le peuple avait rejeté le Roi, il rejetait indirectement la volonté de Dieu. Si j'arrivais à convaincre les Français que Dieu voulait qu’un Roi règne en France par l'intermédiaire d'une action miraculeuse alors j'arriverais peut-être à faire en sorte que la monarchie soit de nouveau installée. Il suffirait d'un miracle divin. Et ce miracle, ce serait moi. Je commencerais par fanatiser le village où j'avais grandi : Wailly. C'était cela, oui ! Je devais mettre en scène ma mort, puis revenir en tant que Saint, porteur du message de Dieu. Grâce à cette résurrection, les gens seraient forcés de croire en ce message divin. Je trouvai tout d’abord cette idée très audacieuse, trop peut-être. Cependant, plus j’y réfléchissais, plus j’arrivais me convaincre que ce projet pourrait s’avérer cohérent voire efficace. Je me mis à tout préparer dans mon esprit. Oui, je me présenterai devant les habitants de notre commune en tant que Saint pour transmettre le message de Dieu. J’étais sûr de moi ; rien ni personne ne m’arrêterait.

Lorsque Marie-Séraphine se présenta pour m'apporter mon dîner ce soir-là, je lui fis part de mes intentions :

– Pauvre fou ! s'exclama-t-elle en riant. Penses-tu vraiment que les gens croiront à ta résurrection ? Tu n'es pas le Christ, ni même un Saint. Et même s'ils y croyaient, cela ne suffirait pas pour rétablir la monarchie. Cela fait maintenant quatre ans que la République existe. Je vais te dire ce qui t'attend : on te prendra pour un fou, et tu seras guillotiné à cause de ton soutien pour le Roi.
– Je préfère mourir plutôt que vivre plus longtemps dans cette République d'hérétiques.

Ma sœur me fixa un instant, haussa les épaules et reprit :
– Têtu comme tu es, je suis certaine que je n'arriverai pas à te raisonner. Lorsque tu as une idée en tête, rien ne peut t'empêcher de l'exécuter. Fais comme bon te semble, mais n'oublie pas que tu as une famille. Tu nous mets déjà assez en danger en fuyant la Réquisition. A ce propos, des hommes se sont présentés aujourd'hui. Ils te cherchaient, Pierre-Joseph. Père leur a dit que tu étais toujours souffrant, l'un d'eux a voulu entrer pour te voir. Ils étaient furieux. Par chance, l'un de ces hommes était un ancien ami de Père. Il se doutait que nous leur cachions quelque chose, mais il a réussi à convaincre les autres officiers de revenir dans quelques jours. En partant, il a lancé un regard froid à Père. J’ai peur, Pierre-Joseph. Mais toi seul sais ce que tu dois faire.

J’hochai la tête, conscient de la gravité de la situation.
– Alors j'agirai dès demain.

Marie-Séraphine ne sembla pas comprendre et fronça les sourcils :
– C'est demain que vous annoncerez ma mort au village, expliquai-je.
– Très bien. Puisque tu l’as voulu…, répondit-elle en tournant les talons.

Le lendemain, mon père vint me prévenir que toute la famille avait longuement discuté, la nuit passée, à propos de mon idée. L’accord n’avait pas été immédiat. Mes sœurs avaient des doutes quant à l’efficacité de mon plan, ma mère avait d’abord refusé catégoriquement… enfin, après de longues négociations, tous s’étaient mis d’accord. La nouvelle de ma mort avait été répandue dans Wailly. Ils avaient prétendu ne vouloir voir personne et avoir réalisé les obsèques dans la plus stricte intimité.

Nous décidâmes d'attendre quelques jours avant de mettre en scène ma résurrection.

Le fameux jour vint. Nous avions choisi de faire cela le soir. Tandis que ma mère et mes sœurs me couchaient dans un linceul blanc, mon père buvait une bouteille de vin... Depuis l’arrestation de mon frère, il s’était mis à boire de l’alcool régulièrement, finissant ses journées ivre. Il ne supportait pas l’idée d’avoir livré Camille au comité de Sûreté Générale et de n’avoir rien tenté pour l’empêcher de mourir. Il avait trahi et sacrifié son fils pour se protéger lui-même. C’est aussi pour cela qu’il était prêt à tout pour moi.

Dès que je fus prêt, couché dans le grand linceul blanc, ma mère et mes sœurs coururent annoncer aux voisins ma "résurrection". Depuis le lit dans lequel je me trouvais allongé, j’entendis Marie-Séraphine hurler :

– C’est un miracle ! Il est vivant ! Mon frère est revenu d’entre les morts ! Il est vivant, vous dis-je ! Venez voir le Saint !

Aussitôt, une foule de voisins, mi-ébahis mi-incrédules, se pressait en face de notre maison, tentant d’y pénétrer pour venir me voir. Mère en choisit quelques uns, les fit avancer jusqu’au bord de mon lit. Tout autour de moi étaient déposés des cierges. Les voisins défilèrent autour de mon lit. Certains s’agenouillèrent pendant que d’autres se signaient. Mère prit des bouteilles d’eau bénite et les en aspergea en se mettant à crier :
– Vous n’êtes pas dignes ! Vous n’êtes pas dignes ! N’approchez pas le Saint ! Vous n’êtes pas digne !
Puis elle les poussa jusqu’à la sortie de la maison, sans qu’ils n’aient pu m’approcher.

Pendant une heure, ce fut le même rituel ; enfin, elle donna son accord à quelques voisins pour qu’ils puissent venir me voir. Je dus me retenir de rire lorsque je vis ces personnes si naïves, trempées par l’eau bénite que leur avait jetée mère, m’observant avec de grands yeux ébahis, et ne sachant que dire. Des murmures s’élevèrent peu à peu.

– Dieu m’a confié une mission, m’écriai-je alors, c’est pourquoi je suis de retour en tant que Saint.

Le résultat ne se fit pas attendre : une femme s’évanouit brutalement, tandis que d’autres criaient.
– Et quelle est cette mission ? osa demander, tremblante, une vieille femme.
Je ne puis en dire plus pour l’instant. Mais cela concerne la monarchie…

Il y eut un bruit de stupéfaction dans le groupe.
– Que se passe-t-il ici ? demanda alors une voix grave et sévère.

Tout le monde se retourna sur un homme de très grande taille, portant un uniforme qui m’était bien familier. La foule s’écarta sur son passage alors qu’il s’approchait de moi. Il s’agissait d’un officier du comité de Sûreté Générale. Je sentis tout à coup ma gorge se serrer et mon cœur tambouriner dans ma poitrine.
– J’ai entendu dire que nous avions l’honneur d’avoir un Saint dans cette commune.

L’homme me releva brutalement, en me serrant le bras si fort que je me retenais pour ne pas crier de douleur.
– Je me demande ce qu’en pensera le tribunal.

Un frisson glaçant parcourut toute ma famille, qui, en un instant, sut qu’il n’y avait plus aucun espoir.
– Un homme revenant d’entre les morts… comme c’est surprenant ! ironisa-t-il. Il va pourtant falloir y retourner, jeune homme.