L'arsenic, le plus doux des poisons

Œuvre de fiction produite dans le cadre de l'option Littérature et société

Je m’appelle Georges et je suis majordome au service de la famille Scribot. J’ai été engagé par Monsieur : c’est un homme bon et si généreux. Il était l’ami de feu mon père, et c’est lui qui m’a garanti un travail et un logement. C’est vraiment un homme remarquable, peut-être même le meilleur des maîtres. Il est très cultivé, il a voyagé dans beaucoup de pays : les Etats-Unis, l’Italie… enfin, beaucoup, je ne saurais tous les citer. Madame, elle, est tout aussi cultivée, mais elle est surtout belle, gracieuse, gentille, et d’une bonté incroyable. Elle adore, comme sa fille, inviter ses amies avec lesquelles elle discute pendant des heures dans le salon. Mademoiselle Aline justement, est fraîche, pétillante, pleine de vie. Elle a le caractère de sa mère et les yeux de son père. Elle lit beaucoup et convie souvent ses amies à prendre le thé.

Aujourd’hui, en ce beau dimanche d’automne, elle a prié quelques amies de venir, pour discuter devant une bonne tasse de thé. Je me rappelle encore qu’en prenant notre service le matin, nous nous étions exprimés ensemble, tout haut, avec Estelle : "quelle belle journée qui s’annonce !". Estelle ? Je ne vous en ai pas encore parlé ? C’est une fille plutôt grande, dotée d’un gentil caractère, avec son air dévoué et sympathique.

C’était donc un jour qui s’annonçait fort beau, comme tous les dimanches… J’ignorais alors que je ne l’oublierai jamais.

Ce jour-là, je dois également vous dire que cela ne faisait qu’un mois que deux nouveaux servants étaient arrivés au manoir, suite au renvoi d’une servante écervelée et d’un palefrenier médiocre. Joseph, le nouveau palefrenier, semblait serviable, agréable, et avait avec les chevaux une complicité à toute épreuve. L’autre nouveau, François… je ne l’aime guère ! Il a l’air pauvre, habillé de façon misérable, avec un œil de verre… Celui-là ne m’inspire pas confiance ! Il a des manies suspectes… Il vit dans les combles, car son manque d’argent ne lui permet d’occuper une chambre convenable dans le manoir. Il dispose de grandes connaissances, sur des sujets fort divers : les insectes, les plantes, la chimie et les pesticides… il vient d’Amérique, il y était allé chercher fortune et s’était retrouvé à ramasser le coton pour un Américain. Il était rentré en France plus pauvre qu’il n’était parti. Depuis qu’il était chez nous, il avait des activités nocturnes bien mystérieuses… Il rentrait assez tard ; des fois, je le surprenais à rentrer à l’aube, lorsque la famille Scribot se levait. Malgré toutes ces réticences, je devais reconnaître qu’il travaillait efficacement.

Tout allait donc pour le mieux en ce beau dimanche ; Aline étaient avec ses amies ; Estelle, François et Joseph s’étaient mis au travail avec bonne humeur. Il n’y avait pas de soucis. Estelle échangeait quelques mots avec Monsieur : ils s’entendaient bien, et Monsieur lui accordait toujours une écoute attentive. Il est si bienveillant ! Estelle se charge d’ailleurs parfois de lui confier nos problèmes ou nos demandes, à nous les valets : cela renforce la relation entre la famille et les domestiques.

Après une matinée ordinaire, vers une heure de l’après-midi, Monsieur m’appela ; j’accourus, comme à mon habitude, dans son bureau. Il me demanda alors :

– Pourriez-vous m’accompagner acheter du tabac ? Je suis à court.
– Bien sûr Monsieur, je vais demander à faire atteler la voiture.

Je descendis alors dans la cour, et fis appeler Joseph, notre nouveau compagnon. Il mit du temps avant de venir avec la voiture. Je me demandais ce qu’il pouvait bien faire. Il sortit de la maison, ce qui était incongru, car il n’y avait rien à faire. Il apporta les chevaux et, enfin, Monsieur et moi nous nous mîmes vite en route.

Pour me remplacer, j’avais demandé à Estelle et à François de s’occuper du thé, pour Mademoiselle Aline. J’avais avancé le travail en mettant l’eau dans la théière avant de partir avec Monsieur, ils n’avaient plus qu’à faire chauffer. Estelle était nouvelle, jeune et très compétente. François, en revanche, était gauche. Elle était l’honnêteté même, tandis qu’avec lui, j’étais assez défiant.

Estelle retira l’eau du feu. Elle ajouta les feuilles de thé et François servit les tasses qu’il prépara dans la cuisine à Mademoiselle Aline. Elle demanda pourquoi il avait versé la tasse dans la cuisine. François répondit qu’il ne savait pas que c’était l’usage, et qu’il ne voulait pas qu’elle se brûle. Mademoiselle porta alors la tasse à sa bouche, en but une gorgée. Tout de suite, elle se plaignit du goût infect du breuvage. Elle dit, en reposant sa tasse :

– C’est infect ! Ce thé est affreusement amer ! Il faudrait rajouter quelque chose dedans, ne serait-ce que pour pouvoir le boire !

François, gêné, se confondit en excuses :

– Veuillez m’excusez Mademoiselle, je vais chercher le rhum pour adoucir.

Il versa quelques gouttes dans la tasse et la fille de Monsieur Scribot but tout d’un coup. Le résultat ne fut pas celui escompté : elle se mit alors à vomir fortement, et devint blême. Estelle, paniquée, accourut dans le salon, cria en voyant ce spectacle, se mit à vomir à force qu’Aline le faisait – la vue de cet acte la rendait malade. Puis, elle resta là, éberluée, ne sut que faire devant les regards effarés des invités, et se décida enfin à courir appeler un médecin. Aline vomissait toujours. Elle était violacée. C’est alors que Monsieur et moi sommes rentrés ; j’admirai Monsieur qui fit preuve d’un flegme édifiant. Sans laisser prise à la panique, il donna des ordres et nous montâmes Mademoiselle Aline dans sa chambre. Sa mère et les invités vinrent nous aider ; la pauvre fille était dans un piteux état. C’est alors que le médecin, grand ami de la famille, arriva. Il essaya de faire son maximum pour soigner la jeune demoiselle. Rien de semblable ne s’était jamais produit dans la maison et j’étais mal pour Mademoiselle Aline, sa souffrance me touchait énormément. Madame Scribot accourut alors, éperdue :

– Oh ma pauvre chérie, se lamenta sa mère, de quel mal es-tu atteinte ?
– Ne t’inquiète pas, je suis sûr qu’elle sera sur pieds demain, c’est sûrement le thé qu’elle a mal digéré, c’est tout ! répondit Monsieur Scribot.

Mais malheureusement, toute la nuit, elle vomit et se plaignit de maux de ventre. Vers vingt-deux heures, la pauvre âme a quitté son corps.
Estelle, elle, vomissait toujours ; son visage était violet, le médecin revint dans la nuit pour lui donner un médicament afin que ses nausées passent.

La matinée du lendemain fut la plus sinistre à laquelle j’ai jamais assisté dans cette maison. Les pleurs de Madame, le regard triste et froid de Monsieur qui ne voulait rien laisser paraître… Je ne me rappelle plus des jours suivants, des formalités, de l’enterrement. Je me souviens juste qu’un réel accablement, longtemps, pesa sur la maison. Personne ne supportait cette atmosphère, la joie que prodiguait Mademoiselle Scribot ne se faisait plus ressentir. Les visites étaient rares, maintenant, et la mort de la fille de Monsieur Scribot affligeait tout le comté.

Trois mois passèrent lentement, ce fut le temps du deuil de toute la maison, mais la douleur fut plus longue à passer dans nos coeurs.

Mais le cinquième jour du quatrième mois, alors que la vie reprenait doucement et difficilement son cours, comme une malédiction, un drame semblable se reproduisit. En effet, après une journée tout à fait normale, Madame Scribot, qui se portait pourtant aussi bien que d’habitude, fut touchée de nausées, de maux de ventres violents, et de migraines, quelques heures après avoir bu le même thé que sa fille, un thé citronné. Le même scénario se reproduisait, Madame Scribot fut touchée des mêmes symptômes que sa fille, et elle décéda, quelques heures après. Quelle horreur ! Monsieur Scribot, déjà bien touché par la mort de sa fille, sombra dans les pleurs. Les deux êtres qui lui étaient chers étaient morts. Bel et bien mortes. Tous les servants étaient bouleversés, les larmes coulaient à flots, les visages étaient rouges et les yeux bouffis.

À la tristesse se mêla rapidement l’inquiétude : les médecins nous ont révélé que les victimes avaient ingéré une dose importante d’une substance irritante. Monsieur Scribot nous informa, abasourdi, que c’était du poison. Mais où l’assassin pouvait-il trouver ce poison ? Et QUI a pu attenter à la vie de mes maîtres ? Et surtout, pour quelle raison ? Tout le personnel était éberlué.

Et la vie devint vite un calvaire. Tout le monde s’observait, tout le monde se méfiait. Toute la maisonnée rapidement suspecta François, car son air étrange et ses activités peu claires n’avaient jamais inspiré confiance à personne et en faisait un accusé tout désigné. Monsieur demanda que les policiers fouillent sa chambre. Dans le tiroir d’une commode, on retrouva une fiole vide agrémentée d’une petite étiquette avec dessus l’inscription "Arsenic". Les policiers hochèrent la tête, Monsieur soupira péniblement, blessé dans sa confiance pour ce valet ; mais François, dans un coin de la pièce, livide, regarda le flacon avec hébétude et se mit à clamer son innocence de toutes ses forces, il cria :

– JE SUIS INNOCENT ! C’est un complot, une duperie !

Mais rien n’y faisait, personne ne fut trompé et l’homme fut envoyé en prison en attendant son procès. Il avait toute la maisonnée, tout le comté contre lui et maintenant, cette preuve. Sa culpabilité ne faisait pas de doute. La maisonnée soupira de soulagement, mais le calme fut long à revenir. Heureusement, Estelle aidait Monsieur Scribot à traverser cette difficile épreuve. Elle ne ménageait pas ses efforts pour chasser les idées noires de ce pauvre homme, privé par un odieux valet des deux êtres qui lui étaient le plus chers. Le pauvre, inconsolable depuis le départ de sa fille, et maintenant, la mort de sa femme, retrouva grâce à elle, peu à peu, le sourire.

Tout aurait pu continuer ainsi si, au bout d’un mois, Juliette, une servante timide mais travailleuse, n’était pas venu me trouver dans ma chambre. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je la trouvais en larmes au seuil de ma porte ! Elle me dit entre des sanglots :

– Monsieur, j’ai un aveu à vous faire. Juste avant que les policiers ne viennent, j’ai vu une femme, en jupon, sortir de la chambre de François, dissimulant une drôle de chose sous son corsage, et puis, quand elle est ressortie, elle n’y touchait plus.
– Comment, que dites-vous ? Vous dites que vous avez vu une femme sortir de la chambre de François ? Avez-vous vu qui c’était ?
– Non, Monsieur, je n’ai pas vu qui était cette femme, mais je sais qu’elle avait un jupon foncé, qui brillait lorsque de la lumière l’éclairait !
– Mmmh… Qui brille avec de la lumière ? Seules trois femmes en ont un : Camille, une nouvelle, qui est arrivée juste après Estelle, Estelle et Simone, la plus âgée des servantes, la plus assidue que je connaisse. Mais à cette heure, vous savez bien que Simone dort. Elle se couche tôt et ne quitte pas sa chambre le soir ; tu sais, elle n’est pas de ce genre-là, c’est complètement impossible.

La bonne pleurait, son petit mouchoir était complètement trempé. Je lui donnai le mien, dans lequel elle s’effondra une dernière fois puis sécha ses larmes.

– Monsieur, Camille était avec moi l’autre fois, nous nous étions quittées auparavant, et nous avons des chambres séparées, elle est au troisième étage, et moi, au dernier.
– Cela nous amènerait à penser qu’Estelle aurait entretenu une relation avec François… Cela m’étonne. Et quel était cet objet dissimulé ? Il faudrait en avertir les autorités compétentes !
– Très bien Monsieur, dit-elle plus calme. Je suis soulagée de vous l’avoir dit. Je vous laisse, je vais me coucher, et je vous souhaite la bonne nuit !

Je souhaitai à mon tour une bonne nuit à ma collègue. Le lendemain, je filai au commissariat de police, et fus reçu tout de suite. On m’apprit avant que je puisse parler que l’enquête progressait, mais il y avait un problème au niveau des empreintes. On m’annonça que les empreintes de François ne correspondaient pas avec celle sur le flacon. Je révélai alors ce que ma collègue m’avait dit la veille, et l’enquête prit aussitôt un nouveau tournant : il fallait comparer ces empreintes et celles d’Estelle, et éventuellement prendre celles de tous les habitants de la maison. Je rentrais rassuré. Rapidement, François fut relâché. Dans l’après-midi, tout le monde présenta ses excuses à François, qui malgré son fort caractère, pleura quand même de joie, suite à sa sortie. Mais l’inquiétude revint tout de même, car l’assassin était toujours en liberté, et il pouvait toujours frapper... Cette personne avait déjà tué deux personnes, et la maxime dit : "Jamais deux sans trois". Un froid s’était à nouveau installé dans la maison, l’atmosphère était toujours aussi lourde, malgré ma bonne volonté. En effet, je tentais de redonner le sourire à tout le monde, en attendant fébrilement la visite promise par la police. Elle revint, comme prévu, une semaine plus tard, avec le flacon, et beaucoup d’outils pour prendre nos empreintes respectives. Après qu’ils eurent fini, ils repartirent au commissariat, où une équipe de professionnels finit le travail.

Une semaine encore après, ils revinrent, et nous fûmes tous convoqués dans le salon, maîtres comme servants. Le commissaire Trouvetou annonça de sa voix tonitruante :

– Je sais qui est le coupable. Le ou la. Nous avons travaillé très dur pour cette affaire et tous les indices convergent vers une personne. Et cette personne, c’est vous !

Il montra du doigt Estelle.

– Comment ? Moi ? Mais c’est impossible ! Pourquoi aurais-je tué mes maîtresses ? Cela n’a aucun sens ! s’exclama-t-elle, suffoquée de cette accusation.

Personne ne soufflait mot, sidéré.

– Ne niez pas Mademoiselle, tout vous désigne. Vos empreintes… et le fait qu’on vous a vue déposer le flacon dans la chambre de Monsieur François ! Il ne nous manque qu’un élément, le mobile : nous le découvrirons tôt ou tard.

Toute la maisonnée était perplexe, choquée, incrédule devant les propos que la police, que le commissaire tenait. Les personnes qui étaient à côté de Estelle s’écartèrent, par peur. Elle était face à tout le monde, et là, le commissaire Trouvetou lui passa les menottes. La jeune fille continuait à tout nier en bloc, mais c’était vrai, toutes les preuves la désignaient comme la meurtrière présumée. J’avais beau être moins étonné que les autres, je n’en demeurais pas moins perplexe : pourquoi donc avait-elle commis cela ?

Je ne l’aurai jamais su si, au moment de l’emmener, Monsieur Scribot n’avait faiblement murmuré :

– Je t’aimerai toujours…

J’entendis cette dernière réplique, et je crois que je fus le seul. Mais la nervosité était là, l’émotion, la fébrilité… avais-je rêvé ? Avais-je bien entendu ? Je me le demande encore.

On ne sut jamais ce qu’il advint d’elle.