Pardonne-moi

Œuvre de fiction produite dans le cadre de l'option Littérature et société

Publié le 1 août 2011
Photographie noir et blanc d'un pont tenant plus de la passerelle.

Photographie du "Pont des Digues" à Fruges, scène de crime. Archives départementales du Pas-de-Calais, 2 U 111.

21 janvier 1901.

À peine les deux grandes portes en bois de la salle d’audience s’ouvrirent que l’huissier me poussa à l’intérieur. Le silence s’abattit soudainement sur l’assistance, alors qu’une minute auparavant, l’agitation régnait. Dès mes premiers pas cependant, la foule se remit à chuchoter et leurs regards inquisiteurs me brûlaient la peau. Je dévisageai tour à tour les gens assis sur les bancs, m’attendant presque à ce qu’ils compatissent à mon désespoir. Si c’était le cas, ils ne le montraient pas. Quelques femmes faisaient du crochet. Des hommes murmuraient. Derrière moi, un inconnu dormait, la tête posée contre le siège, la bouche grande ouverte en un ronflement silencieux. Quant aux autres, ils me fixaient, l’air mauvais. On me voyait telle une bête de foire : pour ces curieux, tout ceci n’était qu’un spectacle. Je laissai un soupir m’échapper et rajustant mes vêtements, je vins m’asseoir sur le banc des accusés. Mis à l’écart, un homme que je supposais être le greffier semblait distrait. Ses yeux balayaient la pièce de la fenêtre jusqu’à l’auditoire. Son physique jeune laissait deviner qu’il était nouveau dans le métier et de nombreux signes trahissaient sa nervosité. Lorsque son regard croisa le mien, il afficha un faible sourire gêné. Son visage reflétait de la compassion, et c’était sans doute le seul parmi toute cette populace indiscrète.

Enfin, vêtu d’une robe rouge qui laissait deviner sa forte corpulence, le juge fit son entrée par une minuscule porte dissimulée derrière le fauteuil majestueux où il s’apprêtait à siéger. Pierre Marey était un magistrat réputé, un grand nom dans la justice. Lorsqu’il s’installa sur ce siège, un craquement se fit entendre dans toute la pièce. Je soufflais, exaspérée par cet homme grassouillet qui se moquait bien de mon sort comme, probablement, du sort de tous ceux qu’il avait pu juger.

Pour attirer l’attention de la foule et faire cesser les interminables messes basses, il se racla la gorge à plusieurs reprises. Aucune réaction. Alors, agacé, il s’écria :

- Mesdames et Messieurs, un peu de calme s’il vous plaît !

Cette exclamation provoqua le silence immédiat de l’assemblée.

- Greffier, lança le juge de sa voix grave, présentez-nous l’affaire.

Ce dernier se leva, bousculant la table au passage. D’un geste mal assuré, il me fit signe d’avancer. Je me redressai et, les jambes flageolantes, rejoignis la barre.

28 octobre 1900.

Là, face à la vitre, les bras ballants et le regard perdu, je contemplais les champs à perte de vue. Personne n’aurait pu imaginer ce qui me traversait l’esprit à cet instant. Personne...

Cela n’avait rien d’une pulsion. Cette idée m’obsédait depuis des semaines, ne me quittait plus. Jour et nuit, cela me travaillait. Il occupait sans cesse mes pensées, si bien que je ne me préoccupais plus que de lui.

Je l’aimais mais je ne pouvais plus vivre dans de telles conditions. Cela devenait trop dur.

Soudain, un cri étouffé se fit entendre. Des pas se rapprochaient et, lentement, ce bruit me sortait de mes songes. Lorsque je me retournai, ils cessèrent. Madame Ladaut attendait dans l’encadrement de la porte, et soupira de me voir toujours dans cet état :

- Encore la tête ailleurs, Marie ?

Bien sûr, je ne pouvais pas lui dire. Si elle apprenait pour Marcel, elle me mettrait à la porte et j’avais besoin de ce travail. Alors, sans répondre, j’empoignai le balai posé contre la fenêtre et me remis à la tâche. Nouveau soupir.
Je relevais les yeux : cette fois, elle avait quitté le seuil pour venir s’asseoir sur l’une des chaises de la pièce. Du coin de l’œil, je l’observai. Accoudée à la table en chêne massif, elle me fixait.

- Des nouvelles de votre époux ? lança-t-elle.

Quelle hypocrite ! Elle n’avait jamais apprécié Joseph et ne s’en était jamais souciée.

- Toujours au régiment, marmonnais-je.

Pourquoi en dire plus puisqu’elle s’en moque? Elle hocha lentement la tête et repartit comme elle était venue. Le silence s’installa à nouveau.

Les heures défilèrent lentement, l’ennui mais surtout l’impatience ne m’avaient pas quittée de la journée. Les tâches simples et sans intérêt ordonnées par Madame Ladaut me laissaient tout le temps nécessaire pour y réfléchir. Mais j’avais beau avoir à l’esprit tous les détails, y penser sans cesse avec un naturel déconcertant, je n’arrivais toujours pas à prononcer le mot qui correspondait à cet acte.

Je secouai la tête, chassant ces idées sombres et levai les yeux vers l’horloge. Je retirai alors le tablier poussiéreux que je pris soin de ranger avec les seaux et les balais. J’aperçus, posée sur le bureau, une enveloppe blanche qui contenait ma paye misérable, et sans me presser, je la rangeai dans mon sac. Je quittai la chambre, passai devant une pièce qu’occupait à longueur de temps la femme de mon employeur. J’avais pour ordre de ne jamais la déranger lorsque la porte était fermée. Ce mystère s’était accru au fil des années passées dans cette résidence. La curiosité m’avait par moment titillée mais au fond, je me moquais bien de ce que pouvait faire cette femme.

J’arrivai dans l’entrée et croisai justement M. Ladaut, que je pris bien soin de saluer le plus naturellement possible avant de quitter la résidence.

Le ciel commençait déjà à assombrir. Les feuilles mortes recouvraient les trottoirs de la ville et un vent glacial me fit frissonner. L’hiver approchait à grand pas. Je parcourais les rues désertes, presque inquiétantes. J’avais son image en tête. Je ne pensais qu’à lui. Oh ! Mon Dieu, qu’est ce que je m’apprêtais à faire ? Je savais qu’à cette heure, il m’attendait déjà. Je pressai le pas.

Du bout du doigt, je tirai sur la sonnette et je l’entendis tinter de l’autre côté de la porte. Lorsque celle-ci s’ouvrit, que je le vis, là, avec son sourire qui en faisait craquer plus d’une, je le pris dans mes bras en douceur. Les autres femmes, elles, lui importaient peu puisqu’il m’avait, moi. Je couvris son visage de baisers ; au fond, je devais bien l’admettre, il m’avait manqué. Et, des sanglots dans la voix, je murmurai, si bas qu’il ne pouvait l’entendre :

- Pardonne-moi.

Le paysage sombre défilait derrière la fenêtre du wagon presque vide. Marcel ne m’avait pas quittée des yeux pendant tout le trajet : j’avais eu la mauvaise idée de lui promettre une surprise pour justifier notre présence dans ce train. Mais il n’était pas le seul à me fixer. Je sentais des regards indiscrets posés sur nous. C’était gênant pour moi d’être observé de la sorte par des inconnus. Marcel, lui, n’y prêtait pas attention.

Un vieil homme à mes côtés me dévisageait et semblait avoir remarqué mon air tendu. Je ne savais plus où me mettre. Soudain, il demanda :

- Vous êtes bien pâle, Mademoiselle. Est ce que tout va bien ?

- Oui... oui, tout va bien, répondis-je avec hésitation.

Il m’observa avec insistance quelques minutes de plus mais n’ajouta rien et se tut. Je soupirais bruyamment, je m’agitais sur mon siège de façon presque suspecte et, lorsque je croisais le regard d’un des passagers, je souriais bêtement. Contrairement à moi, Marcel se laissait bercer par le silence qui régnait dans le wagon et s’assoupissait. Ses airs d’anges m’agaçaient un peu, il paraissait tellement paisible !

Et lorsque, enfin, le train s’arrêta, je m’empressais de réveiller Marcel et nous nous ruâmes à l’extérieur. La nuit était tombée depuis plusieurs heures maintenant. Une nuit sans étoile, presque angoissante. Marcel était complètement réveillé et plein d’impatience. Nous nous dirigeâmes vers la dernière étape de la soirée, celle qui nous rapprochait encore un peu plus de la surprise, celle qui m’effrayait…

Nous longeâmes le cours d’une rivière, la Traxenne. Autour de nous, des arbres en abondance, aux formes étranges ; personne à l’horizon… Des bruits aux alentours laissaient libre cours à mon imagination : étions-nous espionnés? Suivis?

Oui, j’avais peur. Je devais le reconnaître…

Mes pieds foulaient à présent les planches du petit pont miteux. Les rambardes en bois censées sécuriser les traversées étaient presque inexistantes. Rongées par des termites, sans doute.

Au milieu de la passerelle, je me figeai. Cette fois, je ne pouvais plus reculer. Il fallait en finir. Pour me donner du courage, je repensais à tout ce qui me poussait à être là, à toutes ces angoisses, à toutes ces privations. Je ne supportais plus cette situation.

Marcel ne remarquait rien ; il pensait sûrement que c’était une balade comme une autre… Ses yeux pénétrants, plongés dans les miens étaient déstabilisants ; alors, pour fuir son regard, je l’enlaçai. Fort. Si fort. Une dernière étreinte chaleureuse. Nos corps, si fragiles à cet instant, tanguaient doucement de droite à gauche. Je m’autorisais même quelques larmes… Je redressai légèrement la tête, pour me retrouver de nouveau face à ses yeux étonnamment troublants. Il dut remarquer les gouttes salées couler sur mes joues, car il pencha légèrement la tête, intrigué…

Je souris tristement avant de presser mes lèvres glacées sur son front. Et puis, délicatement, nous approchâmes du bord.

Une dernière étreinte, un dernier regard et il glissa. A ce moment, un point atrocement douloureux surgit dans ma poitrine. Je hurlai de douleur.

- Pardon…pardon, pardon, pardon…, ne cessais-je de répéter, et comme s’il m’entendait, des cris émergeaient de l’eau.

Son corps s’éloignait peu à peu. Et j’avais mal, si mal ! Pourtant, c’était ce que je voulais, je m’y étais préparée. Alors pourquoi souffrais-je autant ?

Face à cette vision cruelle, je préférai m’enfuir, laissant à loisir couler ces larmes que j’avais tant retenues devant lui.

- Arrête ! Tais-toi ! hurlais-je en continuant à courir, essayant vainement de couvrir ses cris par les miens.

Je me trouvais ignoble et entendre ses hurlements, ses appels, ses gémissements, étaient insupportables.

Et soudain, alors que je m’époumonais, courant à en perdre haleine, que j’endurais péniblement les plaintes d’agonie, le vacarme cessa.

Le silence lourd et pesant qui régnait lors de notre arrivée s’installa de nouveau.

Mais cette fois, il était douloureux…

21 janvier 1901.

Je baissai les yeux, honteuse, face à tous les regards rivés sur moi. A présent, ils ne me voyaient plus comme une bête, mais comme un monstre. Le juge se tourna face à l’audience et, le visage impassible, il lança :

- Madame Marie Gervois, vous êtes reconnue coupable d’infanticide commis le 28 octobre dernier, à Fruges sur la personne de votre nourrisson.