Lettre de Jules-Marie-Richard à sa mère

Ma chère Maman,

Texte manuscrit retranscrit ci-contre.

Lettre de Jules-Marie Richard à sa mère, 8 février 1874. archives départementales du Pas-de-Calais, 1 J 2282.

Je profitte de mon dimanche pour vous écrire ; il fait un temps affreux, pluie et vent, une boue qui ici est chose habituelle : j’ai allumé mon poêle, en vrai flamand et je me propose de garder la chambre cette après-midi, à moins que je ne sorte vers 4 ou 5 heures pour aller entendre à la cathédrale le panégyrique de St Vaast, premier évêque d’Arras, dont on célèbre aujourd’huy la fête. Ce matin j’ai entendu une grande partie de la grand messe, présidée par le Cardinal-Archevêque de Cambrai [ note 1]. Il y avait d’assez bonne musique exécutée par la maîtrise et le séminaire ; du reste on aime beaucoup ici les pompes cérémoniales et cette ville a gardé dans ses mœurs de nombreuses traditions du Moyen-âge.

Le patriotisme breton n’atteint pas la fougue de l’esprit artésien ; c’est à croire que la France a été annexée à l’Artois. Toutes ces villes, Arras, Douai, Boulogne, St-Omer, etc., se jalousent et affichent les plus hautes prétentions ; Douai surtout, la ville lettrée "l’Athènes du nord" comme disent les Douaisiens. On sait ici à fonds son histoire locale, on parle de ses évêques, ses comtes, ses échevins, ses monuments, ses bibelots ; les collectionneurs sont nombreux et riches, presque tous industriels ; j’ai suivi quelques ventes ; le Delft est assez commun mais se vend bien.

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Lettre de Jules-Marie Richard à sa mère, 8 février 1874. archives départementales du Pas-de-Calais, 1 J 2282.

J’espère cependant arriver à acheter plus tard quelques petites choses. Un autre caractère de ce pays est l’esprit d’association ; il y a ici je ne sais combien de cercles, de sociétés artistiques, savantes, agricoles, etc., quatre sociétés d’arbalétriers et trois d’archers qui s’exercent pendant l’été. On est du reste assez adroit ; toutes les fillettes, le long des rues, en allant à l’école, jouent au volant, ce qui n’est pas très rassurant pour les chapeaux. Vous le voyez, c’est un pays assez curieux à étudier, et mon séjour y aura, je l’espère quelque profit pour mon intelligence.

Mardi, je suis allé au bal à la Préfecture : c’était un peu cohue ; j’en ai été médiocrement satisfait et je crois que la plupart des personnes très-convenables, surtout parmi les royalistes n’y vont pas. La société très-mondaine est très-légère, et au bal la tenue de certaines personnes, danseuses et danseurs, laissait beaucoup à désirer.

À ce bal, un antiquaire du pays, qui a une place dans les contributions directes, mais s’occupe surtout d’antiquailles, M. de Cardevacque [ note 2], me présenta à sa femme et à sa fille. Le carnet de Mlle était encombré, car on s’invite d’un bout du carnaval à l’autre, et de plus cette demoiselle ne dansa guères qu’avec deux jeunes officiers qui la promenaient dans les petits coins entre les danses ; je dansai – par politesse – une polka avec la mère, qui a beaucoup d’illusions ; nous causâmes longtemps et je fus invité pour le lendemain, car elle reçoit tous les mercredis.
Mais je prétextai un mal de dents (trop réel !) pour ne pas y aller : la maison n’est pas des mieux hantées.

Vendredi, M. de Galametz [ note 3] me donna faire visite à Me de Rocourt [ note 4], c’est tout autre chose, et je vais être présenté dans la famille de Hauteclocque [ note 5], ce sont deux maisons où l’on va de temps à autre prendre le thé et qui sont les meilleures de la ville.

Demain, j’attends la visite de l’archiviste de Lille, l’abbé Dehaisnes [ note 6], ami du R. P. Colombier [ note 7]. Nous devons dîner ensemble mardi chez Mr Asselin [ note 8] à Douai, qui n’est qu’à une 1/2 heure d’ici.

Mercredi, bal chez Mr Deusy [ note 9], maire d’Arras, républicain plus bête que méchant, qui possède une magnifique galerie de tableaux et d’objets d’art ; j’y vais surtout pour voir ses collections.

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Lettre de Jules-Marie Richard à sa mère, 8 février 1874. archives départementales du Pas-de-Calais, 1 J 2282.

Lundi, bal chez le général de Bellecourt [ note 10], autre amateur, possédant une remarquable collection d’armes et armures de tous temps et de tous pays. Je n’ai pu le voir jusqu’ici, mais je lui serai particulièrement présenté.

Ainsi j’en ai du monde au-delà de mes désirs. Je n’ai pas encore vu le receveur général [ note 11], mais je connais son gendre qui va au même cercle que moi.

Aujourd’hui élection pour un député [ note 12] : deux se présentent un bonapartiste, et un républicain. Les royalistes (préfet [ note 13] compris) s’abstiennent.

J’aurai à m’installer vers la fin du mois dans le logement des archives : vous avez bien voulu me proposer des draps et des serviettes, j’accepte avec plaisir. Mais ne faites pas le paquet avant ma prochaine lettre, je vous dirai si je désire y faire joindre quelques autres objets, des livres par exemple.

La veuve de mon prédécesseur [ note 14] déménage en ce moment ; dans le milieu de la semaine l’architecte du département [ note 15] commencera des réparations et je verrai alors à arrêter définitivement le plan de mon installation. Il y a dans mes archives une réserve de tables et de chaises où je puiserai et je crois qu’il me suffira d’acheter ou louer un lit de fer garni et les accessoires d’une chambre, ce qui sera l’affaire d’une centaine de francs.

J’ai reçu ce matin une lettre d’oncle Félix R. en réponse à celle que je lui écrivis dimanche. Il paraît être un peu ennuyé. Je vous remercie beaucoup de votre aimable lettre ; j’attendais et j’attends toujours avec impatience des nouvelles de Constance [ note 16] ; vous m’apprenez qu’elle a remercié M. d'H. ; je crois qu'elle l'aurait dû faire plus tôt à moins que le jeune homme ne lui plût d'une façon toute particulière.
Reste donc M. J. de la M. Est-ce le beau-frère de Paul du B.? Quel sera son sort?

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Lettre de Jules-Marie Richard à sa mère, 8 février 1874. archives départementales du Pas-de-Calais, 1 J 2282.

Vous me dîtes avoir dîné chez Me Louis d'A. avec les du B. et trois de Moulins, et vous m'annoncez en même temps de nouvelles demandes dont vous ignorez les noms : je crois qu'il ne s'agit pas uniquement de la haie des Mazures, et que l'étang de Sublay [ note 17] pourrait bien faire tourner un moulin avant peu.
Je l'avais désiré l'année dernière, à plus forte raison cette année. Dès que vous saurez les noms de vos nouveaux postulants, je vous serais très-reconnaissant de me les dire, mais je ne puis que vous répéter : vous êtes à même d'excellents partis, n'hésitez plus et arrangez l'affaire au plus tôt.

Je vous remercie aussi, ma chère Maman, des détails que vous me donnez sur Mlle de la P. [ note 18] Je n'ai rien à en dire ; son caractère et quelques détails m'avaient décidé, après réflexions et hésitations très-sérieuses, à ne pas la demander.
Bien m'en a pris puisqu'elle avait pour le mariage une telle répugnance ; son essai de vie religieuse n'ayant pas réussi, elle aura à décider si elle veut être religieuse dans le monde et se consacrer à Astillé [ note 19] à de bonnes œuvres ou ouvrir sa porte à ses postulants.
Oncle F. oublie de m'en parler ; il est incroyable combien ce départ pour Conflans avait dérangé ses combinaisons.

Pour le moment, je suis tout entier à mes chartes ; l’état un peu négligé des archives du Pas-de-Calais et le désir que j’ai de me mettre au courant le plus vite possible me donnent quelque travail ; aussi n’ai-je encore rien envoyé à l’Union [ note 20].

Texte manuscrit retranscrit ci-contre.

Lettre de Jules-Marie Richard à sa mère, 8 février 1874. archives départementales du Pas-de-Calais, 1 J 2282.

Je suis occupé de lire la correspondance de Marie-Antoinette avec sa mère afin d’en faire un compte-rendu [ note 21].

Le prochain numéro du Bulletin monumental de M. de Caumont (il doit paraître ces jours-ci) contiendra mes dessins de l’église de Deuil [ note 22] : vous pourrez vous le procurer chez Mr des Touches [ note 23]. La cuve baptismale ne sera imprimée que plus tard [ note 24].

J’ai trouvé quelques chartes très-curieuses et inconnues sur St Louis et sur Philippe-le-Bel ; M. Boutaric [ note 25], à qui j’en ai écrit, m’a répondu, ce matin même, d’en envoyer une copie au comité des travaux historiques, au ministère de l’Instruction publique ; on me les imprimera, et il se fait fort de me faire nommer dans le courant de l’année correspondant du ministère pour les travaux historiques, honneur assez recherché qui donne droit à la réception gratis de quelques belles publications faites au frais de l’État.

Je serais très heureux de recevoir la visite de Mr de La Broise [ note 26] ; j’espère passer quelques jours à Paris pendant la semaine de Pâques. Je n’irai pas à Laval à cette époque car le conseil général ayant séances la semaine de la Quasimodo, je suis obligé d’être à mon poste. J’attends le mariage de ma sœur pour faire une petite absence, que mon préfet s’empressera de m’accorder, réservant une demande de congé pour faire un voyage en Belgique un peu plus tard.

Adieu, ma chère maman, je vous embrasse de tout mon cœur ainsi que mon cher papa.

Votre fils affectueux et reconnaissant

Jules M. Richard

Arras, 8 février 1874.

Mille choses affectueuses de ma part à Constance et aux parents de Vitré. Il y avait à redire sur le caractère de Mr L. de R. Si vous voulez lire qq chose sur Arras, prenez dans la bibliothèque de la chambre [mot illisible] le volume de Joanne : La France du Nord [ note 27].

Notes

[ note 1] René-François Régnier (1794-1881), archevêque de Cambrai depuis 1850, créé cardinal par Pie IX le 22 décembre 1873.

[ note 2] Adolphe de Cardevacque (1828-1899) est un archéologue et historien arrageois. Il est membre actif de plusieurs sociétés savantes, telles que l'académie d'Arras, la société des antiquaires de la Morinie, la société des antiquaires de France et la commission des antiquités départementales du Pas-de-Calais. Avec son épouse, Joséphine-Louise Cot (1830-1888), il a eu trois filles : Valentine (1852-1918) mariée le 18 février 1873 avec Paul-Alexandre Norman (1848-1913) ; Marguerite-Émilie-Louise (1856- ?), mariée le 20 avril 1875 avec le général Georges-Albert Leleu (1852-1928) ; Magdeleine-Julie-Marie-Alexandrine (1861- ?), mariée le 6 mai 1885 avec le baron Alexandre Hertz, de Sarrebourg.

Portrait monochrome d'un homme barbu, tourné de 3/4 et portant des lunettes.

L. de Cardevacque. [mais le portrait serait à rapprocher d'Adolphe Michel Constantin de Cardevacque (historien, 1828-1888) (Voir le portrait dans les Mémoires du CDHA, tome 2 p.138)].Archives départementales du Pas-de-Calais, 4 J 476/10.

[ note 3] Albéric de Brandt de Galametz (1831-1913), propriétaire à Arras, légitimiste, président de la société artésienne des amis des arts.

[ note 4] Marie Joséphine Alexandrine de Briois (1803-1880), vicomtesse de Rocourt de Ruitz.

[ note 5] Gustave de Hauteclocque (1829-1914) est un historien de l’Artois, membre de l’académie d’Arras et de la commission des antiquités départementales.

[ note 6] Chrétien Dehaisnes (1825-1897) est successivement prélat du diocèse de Cambrai, puis conservateur des archives municipales de Douai (de 1863 à 1871), enfin archiviste du Nord (de 1871 à 1882).

[ note 7] Henri Colombier (1829-1904) : né à Lille, il entre à la Compagnie de Jésus en 1848 ; chargé de la bibliothèque des pères à Saint-Michel de Laval de 1863 à 1865 et de 1867 à 1869, il devient ensuite bibliothécaire de l’école Sainte-Geneviève à Paris ; il publie plusieurs articles dans la revue Études.

[ note 8] Alfred Asselin (1824-1876) est maire de Douai de 1863 à 1869. D’un esprit curieux, il est membre de la société nationale d'agriculture, sciences et arts de Douai.

[ note 9] Ernest Deusy (1823-1897) est un avocat et un homme politique. Il est notamment maire d’Arras de 1870 à 1879.

[ note 10] Barthélemy Alexandre Joseph Véron de Bellecourt (1814-1881), général de division.

[ note 11] Léonce Curnier (1813-1894), fabricant de soiries à Nîmes, fondateur d’une des premières sociétés de Saint-Vincent-de-Paul sous l’influence de Frédéric Ozanam, député du Gard (1852-1854), receveur général des finances du Gard, du Bas-Rhin puis du Pas-de-Calais, parti à la retraite le 8 mai 1879. Auteur d’études historiques.

[ note 12] Édouard Sens (1826-1905), député bonapartiste du Pas-de-Calais de 1866 à 1870, est à nouveau élu en 1874, face au candidat républicain Pierre-François Brasme (1820-1877), afin de remplacer Louis de Willecot de Rincquesen décédé le 13 août 1873.

[ note 13] Philibert Lombard de Buffières de Rambuteau (1838-1912), préfet du Pas-de-Calais de 1871 à 1874.

[ note 14] Adèle-Henriette Debray qui a épousé Alexandre Godin (1810-1873) le 22 octobre 1834.

[ note 15] Théophile-Philippe Gieseler (1830- ?), architecte en chef du département du Pas-de-Calais (1866-1879).

[ note 16] Constance-Félicité-Marie Richard (1848-1900) épouse à Laval, le 27 avril 1875, le comte Joseph-Louis d’Héliand [peut-être le M. d’H. de la lettre ?].

[ note 17] Sublay : château et ferme, commune de Cossé-le-Vivien (Mayenne) : le Dictionnaire topographique du département de la Mayenne donne comme sources les titres de la famille Richard.

[ note 18] Sans doute Marthe Marie Le Tourneux de La Perraudière (1852-1937), fille de René, maire d’Astillé et conseiller général de la Mayenne, demeurant à la Bréhonnière, mariée le 28 août 1877 avec Hyacinthe de Quatrebarbes.

[ note 19] Astillé : commune de Mayenne.

[ note 20] L’Union : quotidien légitimiste, dirigé jusqu’à sa mort par Pierre-Sébastien Laurentie (1793-1876).

[ note 21] Chevalier Alfred d’Arneth et Auguste Geoffroy, Marie-Antoinette : correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau, avec les lettres de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette, Paris, Firmin-Didot Frères, fils et Cie, 1874, 3 vol.

[ note 22] Arthur du Chesne, Jules-Marie Richard, Camille Rivain et Félix Pasquier, "Étude historique et archéologique sur l'église de Deuil (Seine-et-Oise) : fin", Bulletin monumental, 5e série, vol. 2 (40),‎ 1874, pp. 56-63.

[ note 23] Louis-Auguste Guays des Touches, laïc fondateur à Laval d’un patronage en 1855.

[ note 24] "Cuve baptismale d’Orgibet (Ariège)", Bulletin monumental, 5e série, vol. 2 (40),‎ 1874, pp. 374-377.

[ note 25] Edgard Boutaric (1829-1877), archiviste paléographe et historien.

[ note 26] Peut-être Henri de La Broise (1835-1911), industriel à Laval, royaliste, auteur de plusieurs ouvrages politiques et littéraires.

[ note 27] Le Nord, t. IX de l’Itinéraire général de la France (Guides-Joanne), Paris, Hachette, 1869.